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🔥 HOW MUCH FOR THE GOLD

 TEXTE DE AUDE FELLAY

Fétichiser les marchandises, c’est, selon l’une des plaisanteries les moins comprises de Marx, inverser toute l’histoire du fétichisme, car c’est fétichiser l’invisible, l’immatériel, le supra-sensible1.

 

Au coin de la rue, une boutique de souvenirs débordant d’objets estampillés « suisses » : vaches et cloches miniatures, plaques de chocolat marqués de l’éten- dard rouge et blanc, cartes postales aux paysages champêtres. De l’autre côté des pavés, une boutique high end vend des montres suisses, de celles qui sont fabriquées sur le sol helvétique. Les pièces sont conte- nues dans des étuis de cuir sur fond de velours. Le cute shit des boutiques de souvenirs convoque un imaginaire pastoral dénué de violence, tandis que les mécaniques complexes des big watches nourrissent le fantasme d’une nation construite à la seule sueur de son front. Ces imaginaires tantôt pastoraux tantôt virils laissent de marbre l’artiste et designer Camille Farrah Buhler. Sans affinité pour la campagne ou la montagne, ou encore la performance, elle s’interroge sur cette Swissness, et les récits qu’elle rend impos- sibles. La vitrine, inspirée de ces symboles nationaux, des boutiques qui les abritent et des fantasmes qu’ils reproduisent, s’inscrit dans la continuité du travail qu’elle développe depuis quatre ans. A travers celui- ci, elle s’attèle à percer l’homogénéité étouffante de l’imaginaire national.

Aux premiers abords, les installations de l’artiste et designer semblent inoffensives. Buhler déploie les artifices de la mode et s’approprie les techniques du luxe. Elle recouvre des objets de cuir, puis les place soigneusement dans des présentoirs de boutiques. Surfaces éclatantes, couleurs vives : l’esthétisation revendiquée de ses installations adoucit les angles. En réalité, elle nous tend un miroir. Que fétichise-t-on à travers ces imaginaires pittoresques ? Que passe-t-on sous silence en élevant ces objets au rang de symbole national ? On se distancie des objets les plus cheap en les taxant de kitsch. Pour autant, on ne s’interroge jamais sur les formes d’exclusions perpétuées par le fantasme d’une nation « morale ». Ce sont ces non- dits, ces violences que Camille Farrah Buhler tente de faire remonter à la surface. La mode et la pop culture sont les éléments centraux des récits que l’artiste et designer construit à la place des imaginaires étriqués de la nation. Elle s’inspire des lyrics de Beyoncé ou Frank Ocean; elle tire ses images de blockbusters. Contre la rigidité des identités nationales, elle oppose des surfaces scintillantes et fluides. Les frontières que construisent les nations et les fantasmes qui les sous- tendent se dissolvent alors progressivement pour faire place à un autre monde porté cette fois par une multiplicité de voix.

Aude Fellay

1 Peter Stallybrass, «Marx’s Coat» in Patricia Spyer (dir.), Border Fetishisms, New York, Routledge, 1998, p. 185

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